EVERYBODY HAS HIS STORY ; AND YOURS ?

Je suis né il y a soixante ans de cela maintenant. Mais l'âge est tout d'abord soumis à une notion, à une classification, une interprétation : celle qu'en font les humains à partir de ce qu'ils nomment le temps. Pour certaines créatures, ce temps est soumis à d'autres règles que celles imposées à la plupart. Ce sont même eux qui imposent leur propre loi à cette idée temporelle. Je n'ai qu'à poser les yeux sur ma moitié pour comprendre ces mots : vous n'aurez qu'à la connaître, pour appréhender mes paroles.

On dit de chacun qu'il possède une histoire. Celle-ci est soumise à un ordre lié à ce même temps que j'évoque. Certains vous diront que ce qu'on fut, on l'est et le restera à jamais. Moi je vous permets de voir qui j'étais, mais également qui je suis. Avec mes yeux, j'y vois une différence... A vous de la sentir et la deviner.

La réserve dans laquelle je vivais n'était pas un endroit fait pour beaucoup de personnes. Mais elle l'était pour moi. J'avais une famille, une vraie famille, bien que sa profondeur ne dusse se révéler à moi que plus tard. De ce fait, j'avais un certain nombre d'amis qui eux aussi prirent une dimension encore plus affective par la suite. Mon enfance a été heureuse car elle fut juste et formatrice. Mon père avait beau être coincé dans un fauteuil roulant, il demeurait capable de me prendre par le col pour m'apprendre à ne pas faire de bêtises lorsque cela s'avérait nécessaire...

Et j'avoue que ça l'était souvent. En tant qu'adolescent, j'étais du genre serviable, vigoureux, mais surtout aventureux et même rebelle. D'aucuns diront que je n'ai pas tant changé. Je répliquerais alors que je ne me rebelle plus contre les mêmes règles, ni les mêmes institutions. Que ce que je combats a changé, et que ma façon de le combattre a changé aussi. J'ai grandi dans un environnement portant une touche de mysticisme, une touche presque magique de par les quantités de légendes qui entouraient les Quileutes, mon clan. C'était comme un nuage à la limite du champ de vision de ma perception. De ma conscience.

Ce nuage a d'un coup embrumé tout le ciel de mon existence, lorsque j'ai été frappé par ce que je croyais une maladie.

Les miens eurent tôt fait de me détromper. Une maladie ? Non. Ma nature qui prenait le dessus, comme la fin d'une chrysalide en quelque sorte. J'ai vu d'un oeil nouveau toutes ces histoires, ces fameux mythes. J'étais devenu, à part entière, un loup-garou.
Et dès lors que je devins moi-même, de façon véritable et absolue, je me liais à Bella. Enfin, c'est ce que je croyais à l'époque. Il s'agissait en réalité des prémices de mon imprégnation, qui devait surgir une génération après. Une bien courte génération, qui arriva vite ; dans la souffrance et le sang.

J'étais fou d'elle. Cet amour a induit en moi une haine virulente à l'égard d'Edward Cullen, d'autant plus que ce dernier était un vampire, l'une des proies ancestrales de mon clan. Autant dire que lorsque Bella m'a fait comprendre qu'elle comptait obtenir de lui le baiser du sang, j'ai sombré dans une nouvelle démence ; celle de la haine. Une haine que je cultivai soigneusement après qu'Edward disparaisse, me laissant dans les bras une jeune fille perdue aux humeurs suicidaires. Et que sa réapparition raviva de mille feux...

Cette idée de devenir vampire devint encore plus forte dans l'esprit de Bella. C'en devenait presque une obsession. Je retournais cette condamnation, comme une pathétique caricature d'existence, en un nouvel argument contre Edward, afin d'asseoir mon emprise sur elle, que je convoitais ardemment. Mais les évènements à venir balayèrent l'affrontement entre le vampire et moi...
Victoria, une sanguinaire désireuse de tuer Bella afin de faire souffrir mon rival, leva une armée de nouveaux-nés, histoire de rayer le clan Cullen. Les Quileutes se jetèrent dans la mêlée, et finalement nous sortîmes triomphants de ce conflit, sans trop de dégâts. Je repense avec ironie aujourd'hui aux côtes que l'on me fractura durant la bataille.

Toute cette histoire aurait dû se calmer à partir de là. Mais je n'oubliais pas la menace qu'Edward représentait pour Bella, pas plus que mon désir d'elle. L'annonce de leur mariage me mit hors de moi, mais j'y vins tout de même. Pour en être expulsé non seulement par le vampire, Seth et Sam, mais surtout par mon arrogance et ma colère.
Néanmoins, le coup de boutoir qui acheva de me faire voler en éclats, fut la connaissance que Bella était enceinte au retour de sa lune de miel... Car l'enfant détruisait sa mère, de par sa nature vampirique et implacablement supérieure.

Sam et moi-même, ainsi qu'Edward, nous mîmes d'accord sur le fait qu'il fallait faire avorter Bella. Cela s'avéra impossible, du fait de la protection du vampire qui changea d'avis lorsqu'il perçut les pensées de sa progéniture. Au final, les choses ne se passèrent pas trop mal...

Renesmée. C'était son nom. Je veux dire, c'est son nom. Mais comme c'est un rien trop compliqué à mon goût, j'ai instinctivement opté pour un surnom : Nessie. J'ai cru que c'était un monstre. Une abomination. Ce seul souvenir, je suis forcé de l'admettre ; mais il me brûle, me consume de honte et de rage envers moi-même. Cette imprégnation n'était pas dirigée vers Bella ; elle a simplement su dépasser cette classification absurde qu'est la notion de temps pour atteindre Nessie à travers elle. Je me suis imprégnée d'elle.
Sa nature bien particulière lui a conféré une croissance plus qu'impressionnante, mais bien surnaturelle. Elle devint ma compagne, et de notre union nous eûmes deux enfants.

Bien évidemment, Bella et Edward firent de leur mieux, je n'en doute pas, pour accepter cet état de fait. Nul doute que ce fut extrêmement ardu, et que ça l'est encore à cette heure.
Pour ma propre famille, ce revirement d'attitude soudain mais absolu fut une complication cornélienne, mais rien ne pouvait passer par-delà la muraille de tendresse qui s'érigeait entre Nessie et moi-même. Pas même... le temps.

I AM WHAT I AM ...

J'ouvris les yeux. Les ténèbres seules régnaient dans l'obscurité de la chambre. A côté de moi, j'entendis la respiration régulière et infime de Nessie. Je me demandais à quel rythme battait son coeur. Etait-il vraiment lent ? Fonctionnait-il à la même vitesse que celui d'un mortel ? D'un modificateur ? Je n'en savais strictement rien. Les fois où j'avais posé ma main sur sa poitrine, il y cognait sourdement, presque avec violence. Avec autant de violence que le mien s'enfiévrait pour elle, car il existait entre elle et moi un lien si profond, si intense, si naturel et surnaturel à la fois...
"Au fond, qui suis-je ?" m'interrogeais-je en suivant du regard les lignes droites des lattes de bois du plafond.

La réponse était réellement si évidente. J'étais un homme beaucoup plus mûr, ce qui était normal au final au vu de mon âge. Cependant, je conservais au fond de moi une certaine jeunesse qui me rappelait les lignes de Tournier, lorsqu'il parlait de Robinson, et de sa jeunesse minérale et solaire. Je pense qu'elles auraient pu s'adapter à moi ; car derrière mes iris sombres se déguisait une vitalité brûlante, dansante et comme éternelle. C'était de ce vivifiant vent de l'âme que je tirais toute ma passion. Je parle ici de passion au sens large du terme , car je suis quelqu'un de passionné. Passionné dans mon amour, passionné dans mes haines, et jusque dans mes peurs. Car j'ai des peurs. Combien d'êtres aussi mauvais que les Volturis recèle encore le monde des vampires ? Combien d'esprits tout aussi malfaisants perdurent par-delà les rues et les nuits ? On pourrait se dire qu'autant s'interroger reviendrait à devenir fou, à la longue. Mais il suffirait d'un seul. Rien que d'un seul, qui s'approche de Nessie, Matthew ou Milie... et toute mon existence se réduirait en cendres, s'étiolerait irrémédiablement et irrévocablement. Je suis prêt à mourir pour mes amis, mais pour ma famille, je suis fondamentalement prêt à tuer. La différence est essentielle, et révèle toute l'ampleur de l'amour que je porte aux miens. Ce n'est même pas que sans eux mon existence deviendrait spectrale, car ce point de vue est réducteur par rapport au mien. Non, c'est plutôt comme si chaque vie de cette terre ne méritait pas de poursuivre son existence si une de ces trois-là devait s'arrêter un jour par la main d'un autre.

Le lit craqua légèrement quand je me redressais, avant de me passer une main dans les cheveux. La fatigue avait laissé sur moi sa chape, mais elle n'était plus si lourde à présent. Je me levais le plus silencieusement possible, avant de me diriger vers la salle de bain. Je pris soin de fermer la porte avant d'allumer la lumière, histoire de conserver l'obscurité de notre chambre intacte, vierge de toute raie de clarté. Je m'approchais du lavabo, puis ouvris le robinet. L'eau coula doucement, apportant une fraîcheur bienfaisante à mon visage. Je plongeais alors dans la glace qui surplombait la vasque, simple et sans teint.

J'y découvris un visage surprenant, que je ne me croyais pas posséder. Il n'avait pas changé depuis que j'avais assisté à la naissance de Nessie. Ovale, sombre, auréolé d'une chevelure du jais le plus obstiné. Mes traits paraissaient taillés à la serpe, acerbes, et donnaient au hâle de ma chair un relief saisissant. Mes lèvres pleines, mon menton volontaire, et jusqu'à mon nez légèrement aplati dénotaient mon origine amérindienne, apportant une touche d'exotisme à ces puits noirs, sans fonds, qui me transperçaient littéralement au travers de mon propre reflet. Inconsciemment, je passais les doigts sur mon épaule, y effleurant une ancienne mais longue cicatrice, avant de passer dans mon dos. Mon corps était toujours aussi ferme, et même musclé au possible. Ma musculature jouait sous la peau à chacun de mes mouvements, donnant à ma chair des ombres mouvantes et artistiquement dessinées. J'esquissais un sourire amer, que seul vint adoucir l'amusement de mon regard. C'était là la stature d'un prédateur, dont se dégageait une impression sauvage, à la limite carnassière. J'avais ce petit rien jusque dans ma démarche souple, jusque dans le plus banal de mes gestes. Et de plus en plus, dans le verbe aussi.

Je soupirais avant de sortir, marchant à pas de loup...

Le battant grinça à peine lorsque j'ouvris l'armoire. Evidemment, les affaires de Nessie se mêlaient aux miennes - bien que l'inverse fut beaucoup moins vrai, allez savoir pourquoi - mais j'eus une vue d'ensemble assez complète de ma garde-robe. Une longue succession de T-shirts aux teintes ternes et allant du noir au vert très sombre s'étalait sur une dizaine de cintres. La plupart étaient synthétiques, tout simplement parce que je les trouvais plus confortables. J'avais pris pour habitude de ne plus mettre que des shorts ou des jeans coupés au niveau des genoux, exactement pour la même raison. Je repérais une paire de gilets sur la droite, tellement peu utilisés qu'ils étaient chiffonnés et oubliés...

J'entendis soudain un bruissement dans mon dos. Je me retournais, pour découvrir une Nessie languissante qui s'étirait sous la couverture à moitié repoussée.

- Bien dormi ? m'enquis-je avec un petit sourire, tout en me dirigeant vers la silhouette allongée de ma compagne.

I LOVE YOU BABY ; NOT ME!

Les liens que j'entretiens avec ma famille sont extrêmement forts. Tout d'abord, avec Nessie ; notre relation transcende l'amour de la même manière qu'une clarté solaire déchirerait la pénombre. L'imprégnation a donné à notre union un caractère non pas unique mais absolu. Résolument absolu. Nous parvenons à nous comprendre au travers d'un baiser, à ressentir l'humeur de l'autre via la plus brève des étreintes. C'est davantage que de la compréhension : plutôt une réelle empathie.
Je ne peux pas vraiment différencier Milie et Matthew, en ce sens où mon amour d'eux est égal et aveugle. Bien que je couvre davantage l'une que l'autre, c'est d'abord lié à mon instinct paternel qui me recommande de veiller en premier lieu sur ma fille, à plus forte raison si elle est la cadette. Au fond, je doute de pouvoir leur refuser quoi que ce soit si cela ne met pas leur sécurité en danger, mais ça, j'essaie de ne pas le montrer... Enfin je crois.

Je compte dans mes amis notamment les Ateara, les Quileutes. Pour eux, je suis prêt à beaucoup de sacrifices, excepté s'il me faut pour cela faire meurtrir ma famille.

Je mets à part les Cullen, puisque ma relation avec eux est encore ambigüe, même après tout ce temps. Edward et les autres sont mes amis, je pense pouvoir l'affirmer sans le moindre doute. Mon être intime n'en oublie pas pour autant qu'ils sont des vampires, et je ne peux pas lutter contre ça. Bella a un statut particulier selon moi, de la même manière que l'on peut considérer une très vieille amie qui nous a un jour offert un service d'une immense valeur, et à l'égard de laquelle on aura toujours une petite note de reconnaissance.